« Les journalistes doivent aller vers « ceux qui osent ». Ceux qui osent dire, osent faire, osent aller à contre-courant »
ANNE EVEILLARD
Anne Eveillard est journaliste.
Entretien réalisé par Philippe Arfeuillère
Journaliste depuis 1991 et en free lance depuis 2006, Anne Eveillard n’exerce plus sa profession comme avant. Elle a dû s’adapter aux nouveaux médias, aux rédactions limitées en effectifs. Entretien avec une pro de la presse qui désormais a élargi son périmètre d’action. Crise oblige.
Je t’ai connue grâce à Yolaine de La Bigne en 2009, tu étais journaliste pour Psychologies Magazine. Quelle envie t’a gagnée de devenir journaliste entrepreneuse et de prendre ta vie en mains suivant ton chemin ?
C’est moins une envie qu’un concours de circonstances, puis une évidence au regard du fonctionnement de la presse aujourd’hui. Un concours de circonstances, car j’ai eu l’occasion, fin 2005, de prendre une clause de cession après quinze années passées dans la presse médicale –je dirigeais les rubriques « Santé publique » et « Culture » de l’hebdomadaire Panorama du médecin-. Puis, une évidence, car un journaliste ne travaille plus comme dans les années 1990 : le mail et Internet sont passés par là…
Peux-tu nous résumer les temps forts de ta formation et de ton parcours ?
J’ai un Master Information Communication de l’université de Nantes et je suis passée par l’Ecole supérieure de journalisme de Paris. J’ai commencé à écrire pour la presse à l’âge de 21 ans. Avec des légendes photos d’abord, dans Le Jardin des Modes. Puis, mes premiers articles dans Panorama du médecin, qui était alors quotidien et dont les bureaux étaient sur les Champs Elysées : une belle époque, où l’on nous donnait encore les moyens de travailler dans de bonnes conditions. C’est-à-dire avec des agences de photographes, une iconographe, une armada de pigistes, des notes de frais… tout ça relève du grand luxe aujourd’hui ! Mon parcours a également été jalonné par la direction éditoriale du best-seller du Dr Véronique Vasseur, « Médecin chef à la prison de la Santé », paru en 2000 aux éditions du Cherche Midi et qui a fait l’objet d’une fiction pour France 2 l’an dernier. Aujourd’hui, je collabore à la plupart des titres du pôle déco du groupe Express Roularta (Maison Française, Maison magazine, Côté Paris, Décoration internationale…), à L’Officiel Voyage ou encore au journal professionnel L’Hôtellerie Restauration. Mon dernier livre, « Ces Machines qui parlent de nous » (éditions Les Quatre Chemins), est sorti en 2011. Il a fait l’objet d’une pleine page dans Le Monde et d’une double dans Libé : ce n’est pas si fréquent avec ce type de bouquin, qui avait pour objectif de décrypter nos comportements vis-à-vis des appareils électroménagers.
Tu es également auteur de romans et à l’origine d’un prix littéraire ?
Oui, j’ai publié deux romans : « On m’attend ailleurs » et « J’ai fait la Une de Voici », tous deux parus chez Michel de Maule. C’est l’éditrice Thérèse de Saint Phalle qui m’avait encouragée à explorer cette voie. Mais cela nécessite de pouvoir dégager du temps et la presse ne le permet pas toujours… Quant au Prix du premier roman de femme, je l’ai créé en 2006 avec Myriam Kournaf, qui dirige l’hôtel Montalembert à Paris, établissement qui accueille le prix, et Dominique Simon, qui travaille dans une unité de recherche à Normale Sup.
Tu peux nous parler du blog que tu as créé ?
Mon blog s’intitule « une épok formidable » ( www.1-epok-formidable.fr ). Je l’ai créé fin 2009, par envie d’avoir un espace de liberté pour commenter l’actualité, mêler humeur et humour, prendre du recul…
C’est important pour toi l’enthousiasme quand on est journaliste ?
Oui, c’est sans doute ce qui permet d’arriver face à une personne à interviewer, par exemple, sans aucun a priori. L’esprit léger. Prêt à écouter, échanger, dialoguer. Sans jamais juger.
Pourquoi les journalistes s’intéressent peu à ce qui va bien à ton avis ? Est-ce parce que les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne, ou est-ce pour une raison plus profonde ? Pourquoi, en pleine crise, les media sont presque toujours porteurs de mauvaises nouvelles et de catastrophes, alors que ceux qui essayent de s’en sortir, on en parle peu ou pas ?
Les médias généralistes grand public ne s’intéressent, en effet, qu’aux trains qui n’arrivent pas à l’heure. Mais quelques médias –Arte, France Culture, des journaux professionnels, des sites Internet, des blogs…- tendent l’oreille vers d’autres choses, fouinent, décodent, dépassent les modes, évitent les voies toutes tracées et prennent des chemins de traverse. Si je n’apprends plus rien en regardant un JT à la télé, en revanche l’autre matin, sur France Culture, un sociologue a dit cette phrase que je trouve des plus pertinentes et que je médite encore : « Internet fait de nous des experts assis »…
Si les Français sont si déprimés et si pessimistes, c’est dû à la conjoncture économique, mais est-ce que la noirceur des propos tenus dans les media n’y est pas pour quelque chose ?
Sans doute. Alors à nous de zapper, de nous informer autrement, de bouder les éditorialistes qui se font d’abord plaisir en écrivant, avant de se soucier du lecteur. A nous de ne plus acheter ces journaux et magazines aux contenus affligeants, car pollués par les annonceurs.
Si les Français sont si déprimés et pessimistes, comment les rendre plus optimistes pour leur donner le goût d’entreprendre ? Et quel rôle les journalistes peuvent-ils jouer dans la reprise ?
Les journalistes doivent aller vers « ceux qui osent ». Ceux qui osent dire, osent faire, osent aller à contre-courant. Pour ma part, je le fais dès qu’un sujet s’y prête. Par ailleurs, en tant qu’intervenante extérieure dans les universités de Nanterre et d’Angers, auprès d’étudiants en Licence et Master, je fais en sorte de les inciter à dépasser les idées reçues, être curieux, tenter des expériences, partir à la rencontre de personnes ou personnalités qui peuvent les aider à avancer.
Si les medias menaient eux aussi une action citoyenne de développement durable ou d’éco-citoyenneté pour davantage équilibrer les bonnes et les mauvaises nouvelles, ce serait jouable à ton avis et à quel prix ?
Ce sera jouable le jour où la publicité ne sera plus le nerf de la guerre. Ce sera jouable aussi lorsque politiques et journalistes cesseront leurs liaisons dangereuses. Mais ce n’est pas demain la veille… Heureusement, il y a les blogs et quelques sites qui misent sur l’investigation et le débat d’idées (Mediapart, Rue 89, le Plus du Nouvel Obs…).
Et toi, tu t’intéresses aux sujets qui fâchent ou qui réjouissent ?
Les deux. Mais avec ceux qui fâchent, j’essaie de rester légère, détachée, de les appréhender avec humour, voire dérision. Sinon, moi aussi, je vais me mettre à déprimer !
Quelles sont les grandes Figures que tu as interviewées dernièrement, et quel enseignement en as-tu tiré ?
A chaud, je pense à des personnalités comme le chanteur-compositeur Axel Bauer, l’architecte Denis Montel ou encore le designer Patrick Jouin. J’ai été bluffée par la simplicité de ces personnes, qui pourtant gravitent dans des univers peuplés de stars, flingués par la suffisance des uns et l’égocentrisme des autres. Avec eux, rien de tout ça. Juste une envie de partager, d’échanger, d’expliquer, de transmettre.
Ça veut dire quoi être journaliste entrepreneuse et ça demande quelle organisation de vie ?
Ça veut dire être réactive, vive, intéressée par tout. Prête aussi à bouger. Etre mobile. Ne pas rechigner à aller au-delà du périph’ de la capitale. C’est aussi mettre en chantier plusieurs projets en même temps, solliciter des partenaires, aller vers les autres. Susciter leur intérêt, leur curiosité. Au niveau organisation, je suis célibataire, sans enfant, donc plus facilement mobilisable, ici et ailleurs. Depuis deux ans et demi, je vis ainsi entre Paris, où je n’ai plus qu’un pied à terre, et Angers (à 90 minutes de Montparnasse), où j’ai de l’espace, de la lumière, de l’air (je goûte au luxe de la terrasse au milieu des toits) pour travailler, me détendre, recevoir des amis.
Etre journaliste indépendant, cela veut dire renoncer à un certain confort ?
Cela veut dire sortir de son vocabulaire les termes « vacances », « RTT » et « tickets resto ».
Que penses-tu du projet Figures de France et de Figures du Monde ?
C’est pertinent de mettre en avant des personnalités, des talents, des idées.
Quelle Figure vas-tu interviewer prochainement ?
Demain, j’ai rendez-vous avec l’architecte Didier Knoll et le paysagiste Xavier Perrot. Le premier trouve ses sources d’inspiration dans les rues de Paris, la poésie et les bords de mer hors saison. Le second a une approche de la nature à laquelle je suis très sensible : la simplicité est son moteur et en même temps le résultat de son travail est époustouflant. Brillant. Saisissant. Et puis j’aime beaucoup l’idée d’avoir un bureau à Los Angeles et un autre… à Rennes. Ça aussi, ça en dit long sur le personnage : un pied sous le feu des projecteurs et un autre en retrait, en coulisses, au calme, à l’abri.
Merci Anne pour ce riche témoignage et bonne inspiration dans tes rencontres et projets !
Entretien réalisé par Philippe Arfeuillère – 2014
En savoir plus